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Le 4 juillet 1652 entra en l’histoire sous le nom de « Journée des pailles » mais les esprits les plus vifs et les plus avisés du temps y virent coup d’État dans le coup d’État.

À la faveur d’une réunion des grands corps à l’Hôtel de Ville, il s’agissait pour le prince, rien moins, d’annihiler le parlement, de renverser la municipalité, de terroriser le clergé, l’université et de mettre au pas délégués de quartiers et des métiers. En outre, il tenait particulièrement à ce que l’on expulse ou tue Le Febvre, prévôt des marchands, et le maréchal de L’Hospital, gouverneur de Paris.

Au reste, pour tenir Paris d’une main de fer, le prince de Condé entendait faire attribuer toutes les places de première importance à ses amis de la Fronde, ceux qui n’iraient point contre ses vœux : le duc de Beaufort gouverneur de Paris, Gaston d’Orléans lieutenant-général du royaume et lui-même, général en chef des armées.

Une acceptation en les règles de ses « désirs » eût satisfait le prince mais il s’attendait plus probablement à un mouvement d’humeur de l’assemblée et tenta de le prévenir en s’appuyant sur la foule contre le parlement, jouant ainsi « le peuple » contre sa représentation légale.

Aussi ledit peuple fut-il appelé à entourer fort tôt l’Hôtel de Ville en arborant cocarde constituée de quelques brins de paille. On en affubla les femmes et les enfants quand les hommes la portaient au chapeau. Il eût été assez risqué de refuser pareil cotillon aux soldats de Condé qui en proposaient avec une certaine insistance. Il fallait donc se festonner de paille, ou accepter sévère bastonnade.

Le prince de Condé avait fait dévaliser les fripiers et des centaines de ses soldats, en civil et paille au chapeau, menaient grand bruit en les rues pour amener le peuple à l’Hôtel de Ville. En outre, les maisons situées en face de l’édifice étaient garnies de soldats condéens dont les armes étaient braquées vers les fenêtres.

Les notables durent se frayer un chemin à travers une foule dense et hostile qui promettait la mort aux « Mazarins », soufflant à l’oreille des chefs de quartier et des députés les douceurs qui attendaient les traîtres.

En outre, la chaleur étant accablante, le prince n’avait point oublié de faire distribuer du vin, ce qui fit monter la tension.

L’assemblée, qui ne voulait ni céder, ni mourir, dut faire compromis entre les concessions et la limite infranchissable. Adroitement, elle accepta de demander au roi qu’il congédie Mazarin… puis revienne à Paris !

Furieux, Condé, Beaufort et « Monsieur » frère de Louis XIII quittèrent l’Hôtel de Ville et, avant que de monter en son carrosse, le prince de Condé désigna l’Hôtel de Ville à la foule en s’écriant :

— Ce sont des Mazarins, faites-en ce que vous voudrez !

Aussitôt, des maisons voisines, près de huit cents Condéens ouvrirent le feu de leurs mousquets en direction des fenêtres ouvertes. À l’intérieur, des partisans du prince bloquèrent les issues et la Milice de Saint-Nicolas-des-Champs, qui avait pourtant devoir sacré de protéger l’Hôtel de Ville, passa à l’émeute et joignit son tir à ceux des Condéens. Enfin, la foule surexcitée commença à arroser d’huile et de poix fondue les fagots déposés en nombre devant les portes fermées de l’édifice.

Les participants à l’assemblée, affolés, changeaient de vêtements, se cachaient au plus profond des caves. Le gouverneur de Paris, le maréchal de L’Hospital, sauta d’une fenêtre. Le prince de Guéménée, capturé en l’assemblée, fut roué de coups. Les députés, dont plusieurs dizaines devaient être assassinés, se couchaient sur le sol pour échapper aux balles.

Enfin, jetant bas les masques, les soldats du prince de Condé, choisis parmi les plus intrépides et expérimentés, se rassemblèrent et se lancèrent à l’assaut de l’Hôtel de Ville.

Le comte de Nissac et le baron de Galand s’étaient vivement opposés à ce sujet, mais le policier n’avait point cédé.

Il y avait d’un côté sa position tolérée par la Fronde qui se trouvait dans l’ignorance de son loyalisme à la couronne, et puis de l’autre, il y avait la loi.

Il savait qu’en défendant militairement l’Hôtel de Ville avec ses remarquables archers il ruinait l’artifice que constituait sa position, mais il savait que ses troupes d’élite, même massacrées, infligeraient considérables dommages aux Condéens et aux émeutiers. Il ne se cachait point de penser que plus l’affaire serait sanglante, plus ce sang retomberait sur la tête du prince de Condé et de ses fidèles une fois éloignée la folie de ce 4 juillet.

Le comte savait parfaitement que son ami raisonnait avec grande finesse mais il craignait qu’il ne s’exposât volontairement à la mort, tant son chagrin de la disparition de madame de Montjouvent semblait profond.

Le général-comte de Nissac accepta de diriger les opérations, c’est-à-dire la défense désespérée du dernier flot de loyalisme en la ville de Paris.

Face à des centaines de soldats condéens que le prince pouvait renouveler plusieurs fois jusqu’à des milliers et à une foule hystérique qui noircissait la place, il ne disposait que des archers indéfectiblement fidèles au roi, des gardes de l’Hôtel de Ville, de quelques miliciens loyalistes, d’une dizaine de dragons capturés devant Paris et libérés des geôles de la Fronde par Galand, auxquels s’ajoutaient ses trois Foulards Rouges qui, comme lui, avaient noué autour de leur cou ce signe de reconnaissance tandis que le comte portait aussi au bras droit, en brassard, jarretière de soie rouge et de dentelle blanche de madame de Santheuil.

Quatre-vingts contre plusieurs milliers.

Ayant étudié les lieux avec un soin particulier, Nissac fit construire une barricade au pied du grand escalier intérieur, puis s’y retrancha avec les siens et un fort armement.

De plus en plus irrités de cette résistance opiniâtre, les Condéens lancèrent assaut sur assaut, avec bravoure, mais se heurtèrent à des hommes d’un grand sang-froid qui ne cédèrent point, repoussant – parfois in extremis – toutes les attaques. Nissac avait préparé les tirs de ses mousquets par échelons, si bien que, lorsque vingt hommes tiraient, vingt autres rechargeaient, vingt autres allumaient les mèches, vingt autres étaient en position. Le feu roulant ainsi constitué par les défenseurs donnait une impression d’invincibilité.

Rien que devant la barricade du grand escalier, on devait relever au soir plus de deux cent cinquante cadavres de Condéens parmi les meilleurs soldats du prince qui ne pardonna jamais à Nissac sa défense acharnée et héroïque du grand escalier de l’Hôtel de Ville.

Cependant, les défenseurs durent abandonner la place car non seulement on les tournait de tous côtés, et ils risquaient de se faire tirer dans le dos, mais on les asphyxiait par les fumées d’incendies allumés en différents points de l’Hôtel de Ville.

Nissac donna l’ordre de dispersion, conseillant à chacun de se mettre en civil et de tenter de sortir de Paris pour rejoindre l’armée royale.

La dizaine de dragons n’y parvint jamais : on les retrouva morts, étouffés par suffocation, l’épée à la main, en un couloir sans issue.

Les Miliciens loyalistes furent brûlés vifs en des circonstances mal connues, mais il semble probable que, capturés, ils auraient été jetés les mains attachées dans le dos en le brasier.

Les archers survivants, Galand, Nissac et les Foulards Rouges suivirent le baron de Florenty vers l’entrée d’un obscur souterrain mais le comte dut retourner chercher Fervac qui, déchaîné, un pistolet en chaque main et l’épée entre les dents, se battait encore.

Le souterrain parut interminable aux survivants dont certains portaient encore vêtements roussis et fumants.

En dernier marchait le comte de Nissac, portant sur ses épaules le corps sans vie du baron Sébastien de Frontignac, tué en défendant la barricade du grand escalier.

Exaspérés par la vaillance des archers, les émeutiers et les soldats condéens se jetèrent à l’intérieur de l’Hôtel de Ville qu’ils pillèrent, détruisant les archives anciennes, volant les objets de quelque valeur, tuant magistrats, députés et conseillers, brûlant vifs les archers qui avaient tenté leurs chances de leur côté.

On détroussait les cadavres sans la moindre gêne tandis que, dans les rues adjacentes, on arrêtait ceux des notables qui n’avaient point pensé à mettre paille sur leur chapeau.

Ainsi le Conseiller Le Gras fut-il horriblement lynché. On tuait à l’arme à feu et à bout portant, souvent au couteau, parfois même à la hallebarde ou à la hache tandis qu’en des endroits plus discrets, parfois à une toise des poutres fumantes et des cadavres carbonisés, des couples faisaient l’amour.

Heureux et fier de lui, le duc de Beaufort attendit la fin des combats pour revenir à l’Hôtel de Ville.

Il y entra à cheval puis, ayant découvert où se trouvait le vin, brisa les tonneaux à la hache afin que les émeutiers s’en régalent.

L’aube se levait.

En une cachette clandestine de la rue des Marmousets, le comte de Nissac achevait d’écrire un billet au cardinal. Il ne parlait guère de ses merveilleux exploits, d’autres s’en chargèrent.

Au reste, son billet fort court allait à l’essentiel, qualité qu’appréciait hautement Mazarin.

Monsieur le Cardinal,

Après la prise de l’Hôtel de Ville intervenue seulement lorsque les défenseurs s’en retirèrent, monsieur le prince de Condé est maître absolu de la ville de Paris, par la force et la violence, mais sans légitimité.

Déjà en mésintelligence avec le cardinal de Retz, il semble que Monsieur, à son tour, s’éloigne du prince.

En la rue, à l’aube, des Parisiens parlaient de toutes ces horreurs et ces crimes avec répulsion profonde.

Le prince ne peut assurer sa domination que par la force militaire en l’intérieur de la ville qu’il persécute alors qu’il ne peut espérer en sortir pour affronter monsieur le maréchal de Turenne, ne balançant pas même à ce sujet.

Il est donc de saine logique de penser que cette dictature semblera de plus en plus pesante et odieuse aux Parisiens et que le prince, quand bien même il l’ignorerait encore, a déjà tout perdu.

En les jours qui viennent, nous tenterons d’assurer le passage vers les lignes royales des députés et magistrats fidèles à la couronne.

J’ai, par ailleurs, le grand chagrin de vous annoncer la mort au combat, sur l’ultime barricade et en les derniers instants, du baron Sébastien de Frontignac, capitaine en l’artillerie royale, et mon ami.

Votre serviteur

L. de N.

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